Au Seuil du Grand Départ

Cet article est apparu aussi chez Albatros, sous le titre : "la compassion dans mon travail".

C’est au cours de mon travail en soins palliatifs, en accompagnant les personnes en fin de vie, que j’ai pu le mieux observer l’importance et les effets de la compassion et de l’amour. Je me souviens fort bien de cette première fois où l’on me demanda d’aller voir un homme atteint d’un cancer, parce qu’il était plongé dans la dépression et le mutisme. En me dirigeant vers sa chambre, j’ai réalisé à quel point l’imminence de
cette mort me faisait peur à moi aussi. Sa dépression me paraissait parfaitement justifiée et je me demandais bien comment je pourrais l’aider en
quoi que ce soit… C’était un homme jeune, simple, soumis et timide. L’ayant invité à me parler de sa situation, il évoqua sa maison dont la construction n’était pas
terminée, et ses deux fils qui venaient régulièrement lui rendre visite. Je l’écoutais avec beaucoup d’attention et le plus d’empathie possible, et remarquais que chaque fois qu’il parlait de son fils aîné, il paraissait à la fois touché et fier... Je lui dis
alors : « Votre fils doit vous aimer beaucoup ! » A ce moment-là, il éclata en sanglots. Sans m’en rendre compte, j’avais touché, comme j’allais le découvrir plus tard, un des facteurs-clefs du travail avec les mourants : le fait de se sentir aimé, aimable, digne d’amour… Peu de temps après, on me demanda de me rendre auprès d’un homme particulièrement agressif et alcoolique. J’avais trouvé un homme en colère, injuriant l’hôpital entier, proférant des accusations injustes et irrationnelles. En l’écoutant, je
sentais de l’irritation monter en moi, et je me demandais bien quelle aide j’allais pouvoir lui apporter, mon cœur étant tout à fait fermé. C’est alors que m’est revenu en mémoire un enseignement spirituel qui m’est très cher : « Voyez Dieu en chacun ».
A cette simple évocation, mon cœur s’ouvrit. J’imaginais comment de la bonté et de l’amour étaient cachés dans le cœur de cet homme. Un silence s’était installé entre nous, et quand il reprit la parole, il venait d’un autre lieu… Pendant plus d’une heure, il me raconta toute sa vie, et je commençai à réellement apprécier cet homme. Une
grande complicité s’était installée entre nous, comme si nous nous connaissions depuis toujours. Je constate une fois de plus que c’est l’amour qui passe qui fait la différence, ou plutôt qui fait tout le travail.
Compatir, avoir de la compassion, signifie « souffrir avec ». En m’asseyant auprès de quelqu’un, j’accueille de tout mon être cette autre personne, je reçois son état, sa souffrance, ses résistances, sa vulnérabilité, son désespoir. Je reconnais sa souffrance en la ressentant dans mon propre être, et mon cœur lui envoie ce message : « Oui, je vois ta souffrance, et je t’accepte comme tu es. Peu importe les conditions, peu importe comment tu te sens. Je vois que tu es un être digne d’être aimé. » Cette seule intention de vouloir faire le lien, de se connecter avec le cœur de l’autre, va produire
un changement chez celui-ci : quelque chose s’ouvre, une tension se relâche.

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